Par Leslie Péan
Sources: AlterPresse et Professeur Adrien Bance, 6 juillet 2009
L’obscurité voulue et maintenue par les entrepreneurs de la sous-traitance sur les états financiers du secteur mine la confiance entre les patrons et le reste de la société. Dans une société dynamique, les marges bénéficiaires dans n’importe quel secteur économique sont connues et il n’y a aucun mal à les afficher. L’opacité sur le chiffre d’affaires du secteur de la sous-traitance et sa dynamique dans le temps masque des informations aux agents et aux citoyens qui ne leur permettent pas de se situer dans les débats en cours sur le salaire minimum de 200 gourdes dans l’industrie d’assemblage. Les principes de justice qui doivent gouverner la structure de base de la société sont l’objet de malentendus et de contre-sens justement à cause des omissions graves et des erreurs contenues dans les connaissances disponibles.
Ces zones d’ombre ne permettent pas de déterminer la valeur ajoutée réelle dans le chiffre d’affaires du secteur de la sous-traitance et contribuent à alimenter la tendance de prendre les faits au tragique. La valeur des tissus, des boutons et autres matières premières n’est pas comptabilisée séparément dans les statistiques du US Department of Commerce, cependant nous savons qu’il faut 50% de valeur ajoutée pour que le produit puisse être exporté aux Etats-Unis. Par exemple, si nous prenons le chiffre de l’an dernier de 412 millions, il faut inclure 50% de valeur ajoutée, soit 206 millions. L’État contribue aussi à cette opacité en ne donnant pas les informations qu’il détient ou devrait détenir sur le secteur d’assemblage. Le silence officiel de l’Etat sur les bilans des entreprises de sous-traitance sied aux gens qui aiment les eaux troubles, le blackout et le fè nwa. Le gouvernement réagit comme si lui aussi n’est pas au courant ou ne veut pas être au courant des bilans des entreprises. Quand la lutte contre la corruption est criée sur tous les tons, le silence officiel sur les bilans du secteur d’assemblage ne peut qu’irriter et indiquer comment il n’y aucune prise sérieuse et effective des responsabilités en la matière. En ouvrant la boite de Pandore, il y a le risque de faire tomber un pan de l’édifice social. Ce serait le prix à payer selon certains. Mais le risque est trop grand selon d’autres de faire tomber tous les autres pans. Le concert social qu’on aurait dû avoir aboutit à la cacophonie parce que le chef d’orchestre est absent. L’Etat comme chef d’orchestre encourage l’ignorance et n’est pas en mesure de répondre à la demande de connaissance du reste de la société. Une demande de connaissance qui s’accompagne d’une demande de sécurité, de confort, de calme, mais surtout de justice.
En effet, la question fondamentale dans le débat de sourds autour du salaire minimum de 200 gourdes dans l’industrie d’assemblage est la justice. Rien d’autre. Il y a une demande de justice qui augmente avec le temps. Une demande de justice pour aujourd’hui mais aussi pour hier. Dans ses tentatives pour permettre à son peuple d’avoir un des plus hauts niveaux de vie de la planète, le gouvernement américain a vite compris que la justice était centrale. Après des centenaires de racisme, d’esclavagisme et d’exploitation des minorités, le gouvernement américain s’est inspiré des travaux de John Rawls, professeur de philosophie à l’université Harvard, pour jeter les bases de la repentance et de la réparation pour les maux infligés aux minorités. L’article de John Rawls La Justice comme équité publié en 1958 a secoué les torpeurs. Dans les deux principes qui sont les fondements de sa théorie de la justice, formulés dans son ouvrage séminal Théorie de la Justice publié en 1971, John Rawls a dégagé l’essence de la politique pour combattre les inégalités sociales (1). Dans son entendement, les inégalités sociales et économiques doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société. Cela conduira à la politique de l’affirmative action ou encore de la discrimination positive décidée par le président Lyndon Johnson en 1965. Le gouvernement américain a mis en œuvre ces recommandations dont l’un des résultats, quarante ans plus tard, sera la victoire de Barack Obama aux élections présidentielles de novembre 2008. Tels sont les changements que peut amener une politique de justice dans la recherche des bases matérielles du bonheur. Ce n’est pas un économiste qui a fait la contribution décisive dans la lutte contre les inégalités mais bien un philosophe. Nombre d’autres pays prendront la route de la discrimination positive dont le Brésil, le Canada, la France, le Japon, l’Afrique du Sud, etc. pour lutter contre les inégalités criantes.
Les obstacles à la compétitivité internationale
Les Haïtiens peuvent-ils avoir l’intelligence nécessaire en l’an 2009 pour appliquer les politiques dictées par les théories de John Rawls ? Pourront-ils utiliser la richesse analytique de ses travaux pour ne pas sacrifier l’équité au profit de l’efficacité ? Sauront-ils faire face à l’offensive internationale tripartite des bailleurs de fonds internationaux (FMI, Banque Mondiale, BID), soutenue par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) prônant le libre-échange tous azimuts, et les multinationales qui sont le fer de lance de la globalisation sauvage ? Subissant les pressions des milieux d’affaires de la sous-traitance, le gouvernement haïtien peut-il avoir une politique qui soit dans l’intérêt des travailleurs ? Comment éviter que les pratiques des ateliers de misère (sweatshops) ne soient généralisées dans l’industrie de la sous-traitance, particulièrement au niveau des salaires ? Telles sont les vraies questions auxquelles est confronté le peuple haïtien dans la lutte pour le salaire minimum de 200 gourdes dans l’industrie d’assemblage.
Cette crise du salaire minimum indique en clair comment l’industrie d’assemblage ne saurait être le levier essentiel de l’économie haïtienne. Mais aussi elle nous oblige à regarder en face les obstacles à la compétitivité de l’économie haïtienne en général. Contrairement à la propagande qui met l’accent sur le bas niveau des salaires comme atout pour la compétitivité, l’analyse scientifique révèle que l’Etat et la culture de corruption généralisée sont les vrais obstacles à la compétitivité locale. Au lieu de résoudre ces désordres constituant les fondements des comportements ambivalents qui bloquent l’évolution de la société haïtienne vers le haut, les dirigeants politiques et économiques préfèrent se voiler la face et faire porter le fardeau de leur inefficacité par les travailleurs en maintenant leurs salaires à des niveaux de misère.
***
Le tableau 1 donne la place d’Haïti dans le classement international de 181 pays en ce qui concerne onze indicateurs permettant de jauger la facilité de faire des affaires commerciales, industrielles et financières. Le constat est pitoyable. Sur dix indicateurs, sept sont négatifs. Haïti ne fait que régresser depuis 2006. La dégénérescence se dégrade et se renouvelle. De 2008 à 2009, Haïti perd sept places dans le classement et passe de la 147ème position à la 154ème position. La raison essentielle de cette dégringolade vient des comportements grotesques de nos élites économiques et politiques. Des comportements stupides et équivoques qui n’ont que des effets désastreux depuis deux siècles.
Par exemple, il faut 195 jours pour créer une entreprise en Haïti alors que dans les autres pays de la région, il faut seulement 64 jours. Les coûts pour démarrer une entreprise en Haïti sont de 159% le revenu par habitant alors qu’il n’est que de 39% dans la région. Le capital minimum qui doit être versé à l’occasion est de 26 fois le revenu par habitant alors qu’il n’est que de 3 fois le revenu par habitant pour les autres pays de la région. L’ordre cannibale qui règne en Haïti depuis deux siècles se veut permanent, à vie. Les dirigeants de cet ordre qui en sont les bénéficiaires ne veulent pas de changement véritable. Ils imposent leurs vues aux autres en s’assurant qu’ils contrôlent toutes les avenues pouvant aboutir à un quelconque mieux-être. Partout leur influence est déterminante. Par exemple, le blocage est manifeste au niveau des procédures, durées et coûts nécessaires pour la construction d’un entrepôt, incluant l’obtention des licences et permis nécessaires, l’accomplissement des notifications et inspections requises et l’obtention des raccordements (eau, téléphone, et électricité). En Haïti, il faut 1179 jours pour avoir ces raccordements alors que dans les autres pays de la Caraïbe, il ne suffit que de 229 jours pour les avoir.
C’est essentiellement au niveau de l’embauche et du licenciement des travailleurs qu’Haïti a les meilleures performances. En effet, l’indice de difficulté d’embauche n’est que de 22 en Haïti tandis qu’il est de 34.7 dans la région. Egalement l’indice de rigidité des horaires est de 40 en Haïti alors qu’il est de 33.1 dans la région. Ensuite l’indice de licenciement est nul en Haïti alors qu’il est de 25.7 dans la région. Enfin, le coût de licenciement en terme de salaire hebdomadaire est de 17 en Haïti alors qu’il est de 53.9 dans la région. Le système social en vigueur fait que pour les bonnes choses nous sommes les derniers et pour les mauvaises nous sommes les premiers. A l’exception de l’année 2003 où le salaire minimum réel a connu une hausse de 46%, au cours de la décennie 2000, le salaire réel des travailleurs a diminué chaque année de plus de 10% à cause de l’inflation (3). Le gouvernement a peu fait pour améliorer le sort des travailleurs. On se rappelle comment les émeutes de la faim d’Avril 2008 furent les conséquences de l’augmentation des prix des produits de première nécessité dont le riz (42%), l’huile de cuisine (55%), le pain (51%), le gasoil (31%), le kérosène (38%) et le lait (45%).
Pour ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est-à-dire le commerce extérieur, Haïti est encore en mauvaise posture par rapport à ses concurrents de la Caraïbe. Les coûts sont plus élevés et les procédures nécessaires pour l’import et l’export d’un chargement standard sont plus longues. Par exemple, il faut huit documents en Haïti avant de pouvoir procéder à une exportation alors qu’il en faut six dans les autres pays de la région. La réception d’un conteneur coûte 1560 dollars en Haïti tandis qu’il coûte 1380 dollars dans la région. Le nombre de jours nécessaires pour importer une marchandise est de 37 en Haïti alors qu’il n’est que de 22 dans la région. Lors de la publication du rapport Doing Business 2006, le président Préval qui venait de prendre le pouvoir n’a pas caché sa déception des mauvais scores d’Haïti et avait promis de faire des reformes à la douane pour la rendre plus efficiente. Il avait lu le rapport de Paul Denis sur la corruption à la douane et se proposait de nettoyer les écuries d’Augias. Rien n’y fit. Le président Préval a continué avec le déficit de la bureaucratie étatique à la douane. La lutte contre la corruption est devenue un instrument idéologique du pouvoir contre ses opposants du moment.
Pour un contrat social qui respecte les droits fondamentaux de la personne humaine
Il faut ajouter à ces obstacles d’autres qui sont liés à l’industrie de la confection en tant que telle. Par exemple Jean-Paul Faubert, manager de la Société Haïtienne de Couture, SA (SOHACOSA), a signalé le manque d’espace industriel pour installer les usines (4). Il y a également la pénurie d’eau pour laver les pantalons jeans qui oblige les industries de sous-traitance à se concentrer à la capitale ou encore à envoyer les jeans en République Dominicaine pour être lavés avant de les retourner en Haïti pour finition et emballage. Les coûts d’un tel aller-retour viennent grever la compétitivité. L’approvisionnement électrique est aléatoire. Toutes les usines doivent avoir leur propre groupe électrogène pour travailler les heures supplémentaires. Les banques locales ne financent pas le secteur industriel et quand elles le font, les taux d’intérêt sont de plus de 30% alors que dans les pays concurrents de la Caraïbe, le taux d’intérêt est de 12%. Enfin, il y a l’insécurité et le kidnapping qui se poursuivent et de plus belle.
Les patrons haïtiens au lieu de s’attaquer à ces problèmes structuraux qui grignotent sur leur marge bénéficiaire préfèrent emprunter la voie de la compression salariale pour satisfaire leurs objectifs de performance et de profit. Cette manière de faire face à la concurrence des autres pays producteurs et à la contraction des débouchés est inacceptable. L’État a pour devoir d’assurer la justice dans le domaine de la rémunération des travailleurs. La débilité institutionnelle longuement démontrée dans la lenteur des procédures est reflétée dans les indicateurs discutés antérieurement. L’engrenage de la rigidité, de l’insécurité et de l’instabilité fonctionne à plein rendement. Malgré les discours, il n’y a pas la volonté politique d’écriture d’un contrat social qui respecte les droits fondamentaux de la personne humaine. L’État n’est pas crédible aussi bien dans sa politique de soutien au statu quo que dans celle du pourrissement consistant à laisser que ce soit le cours des événements qui décide.
Les mesures d’accompagnement pour aider les travailleurs à avoir de meilleures conditions de travail sont multiples. Par exemple, au Costa Rica, on a vu le gouvernement donner un job bonus pour cinq ans aux entrepreneurs de l’assemblage. De cette façon, et de manière dégressive, le gouvernement rembourse les entrepreneurs un pourcentage de leur masse salariale, soit 15% la première année, 13% la seconde, 11% la troisième, 9% la quatrième et 7% la dernière année. Egalement le gouvernement paie la formation de chaque nouvel ouvrier pour une période de trois mois. Ces deux initiatives reviennent à diminuer les coûts du travail d’un dollar par heure dans la zone franche de Puntarenas au Costa Rica.
Le péril de la stratégie économique d’extraversion
S’il faut anticiper, il ne faudrait pas rendre responsable les travailleurs des fermetures d’entreprises qui peuvent avoir lieu dans le secteur d’assemblage au cours des prochains mois. La logique de la sous-traitance et de ses cadences exagérées de quota de production va à l’ encontre des conquêtes réalisées par la classe ouvrière internationale au cours des années trente. La loi du salaire minimum est le fruit des combats menés par les syndicalistes américains après la grande dépression de 1929. Les travailleurs ne doivent pas être payés en fonction du nombre de pièces produites, mais plutôt en fonction du temps et de la difficulté du travail. Le travail à la pièce est dangereux pour la santé. Il cause des dégâts psychologiques et physiques. En effet, ce n’est pas seulement du stress qui est causé par ce genre de travail, mais aussi de fréquentes infections urinaires dues au fait que les travailleurs essaient de différer le plus longtemps possible d’aller aux toilettes afin de ne pas diminuer leur quota de production (5). Les patrons ne peuvent pas s’amuser à répercuter leurs demandes de profit et celles des donneurs d’ordre par des contraintes sur la baisse des salaires et la hausse des quotas de production. On sait que l’augmentation de la charge de travail est observée chaque fois qu’il y a augmentation des salaires. Par exemple, quand le salaire minimum a été augmenté de 28 à 30 centimes par heure en 1995, les sous-traitants ont augmenté les cadences et les quotas de 133% (6). Les patrons doivent respecter le salaire minimum en l’indexant sur le panier de la ménagère et en respectant le Code du Travail. Egalement, la politique monétaire de la banque centrale ne peut se faire uniquement au détriment du pouvoir d’achat des travailleurs. Comme le dit l’économiste Rémy Montas, “La tendance à l’appréciation du taux de change réel (base prix) aurait rendu les exportations haïtiennes tout à fait non compétitives si les salaires réels n’avaient pas connu de leur côté une tendance de fond à l’érosion, ce qui fait que le taux de change réel (base salaire) a évolué en faveur d’Haïti, dont les avantages compétitifs sont donc liés à la faiblesse et à la baisse du pouvoir d’achat des travailleurs. Ceci pose un problème évident au regard de la problématique de la pauvreté dans un pays où les salaires de base sont médiocres.” (7)
La demande d’équité des travailleurs est invincible. C’est un ressort incassable. Malgré les tentatives de contrôle de l’opinion par l’achat des consciences des patrons de presse et de leurs journalistes, les tentatives de diffamation ne peuvent rien contre la justesse des revendications pour le salaire minimum des 200 gourdes. L’activité générée par les huit entrepreneurs possédant les 26 entreprises de la sous-traitance dans l’industrie textile n’est pas un levier pouvant tirer l’économie globale vers le haut. Cette activité qui constitue 88% des exportations n’arrive pas à créer un revenu per capita significatif pour les travailleurs. Il y a une absence d’intégration de l’industrie d’assemblage dans le tissu économique national. D’une part, cette absence d’intégration est intérieure à l’évolution propre de ce secteur. Ce sont les entreprises full package qui sont de plus en plus utilisées par les donneurs d’ordre. Ces derniers recherchent des fabricants (des sous-traitants) qui ont un système d’intégration verticale leur permettant de produire depuis le fil jusqu’au vêtement. Or, pour le moment, seule l’entreprise Astralis appartenant à la famille Apaid est en mesure d’offrir de tels services.
D’autre part, Haïti ne peut faire l’économie d’une concertation de tous les acteurs sociaux pour résoudre le problème de l’incapacité de ses structures archaïques de production pour faire face à la concurrence chinoise dans le domaine du textile. Il faut un dialogue tripartite patrons-Etat-travailleurs pour permettre à Haïti d’être compétitif sur le marché international. Quand la Chine a des prix qui sont inférieurs de moitié à ceux de ses compétiteurs, ce n’est pas par la déflation salariale qu’Haïti pourra lui faire concurrence. La santé des travailleurs haïtiens ne peut pas servir de monnaie d’échange pour faire face aux prix dumping pratiqués par des concurrents. Les économistes haïtiens doivent se pencher sur les contraintes réelles et non pas se contenter de répéter le point de vue des patrons. Depuis la fin de l’Accord Multi Fibre (AMF) en 2004 et des quotas qui l’accompagnaient, il était clair que la sous-traitance textile haïtienne en subirait les contrecoups. Les solutions des lois HOPE I et II ne sont que des palliatifs si les obstacles structurels à la compétitivité ne sont pas résolus. Ce sont là les vrais problèmes qui demandent des solutions immédiates au lieu de s’acoquiner avec l’Etat pour comprimer les salaires des travailleurs. Les capitalistes qui ont une certaine éthique paient leurs ouvriers décemment afin que ces derniers aient un pouvoir d’achat leur permettant d’acheter ce qu’ils produisent. Ce fut le cas avec Henry Ford qui refusait que le salaire d’un patron soit supérieur de 40 fois à celui d’un ouvrier de base. Ford essayait de cette manière de résoudre la contradiction interne du cycle économique infernal du capitalisme. Le capitalisme de globalisation semble avoir passer outre cette recommandation de ce partisan des salaires élevés qui fut le patron de l’industrie automobile américaine. L’enlisement provoquée par la crise financière et économique mondiale sensibilise l’opinion publique internationale pour qu’elle prête oreille au mot du philosophe Alain Badiou qui dit que : « le capitalisme n’est qu’un banditisme, irrationnel dans son essence et dévastateur dans son devenir. Il a toujours fait payer quelques courtes décennies de prospérité sauvagement inégalitaires par des crises où disparaissent des quantités astronomiques de valeur, des expéditions punitives sanglantes dans toutes les zones jugées par lui stratégiques ou menaçantes, et des guerres mondiales où il se refaisait une santé. »(8)
Vers une autre manière de produire et de vivre
A partir des développements antérieurs, il est clair que la poursuite d’une politique de développement national basée sur les industries de sous-traitance est pour le moins hasardeuse. Le modèle de développement basé sur les exportations d’assemblage adossées à la législation américaine comporte des dangers pour la sécurité nationale d’un pays. En effet à tout moment, cette législation peut changer pour des raisons politiques, mais aussi pour des raisons économiques. Par exemple, si une entreprise américaine localisée dans le district d’un Congressman estime qu’elle est lésée par les importations de produits concurrentiels en provenance d’autres pays, elle peut actionner une procédure de remise en question des importations de ce produit. Le Département du Commerce américain soulève alors les leviers de ces agents qui diminuent les quotas alloués. Ceci est arrivé aux entreprises produisant des sous-vêtements et des pyjamas en 1995 dans le cadre du Caribbean Basin Initiative. La plupart des entreprises affectées baissèrent la tête et se soumirent aux décisions américaines. L’exception fut le Costa Rica qui ne se laissa pas intimider par les menaces. Le gouvernement américain fut traduit par le Costa Rica devant le tribunal de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le Costa Rica gagna le procès le 25 février 1997 mais le mal était déjà fait. Les dommages faits au secteur de production des sous-vêtements et des pyjamas au Costa Rica ne furent pas compensés (9).
Les lignes de force qui se dégagent de notre analyse appellent à de sérieuses remises en question. Depuis près de quarante ans, l’industrie d’assemblage à une expérience en Haïti et dans la région qui permet un décryptage. La survie de cette industrie ne doit pas se faire au détriment des travailleurs. Les fondamentaux du secteur d’assemblage ne sont pas solides et ce dernier ne peut pas constituer une locomotive pour le développement national. L’augmentation de la productivité ne peut pas reposer uniquement sur les bas salaires. Des changements technologiques, organisationnels, financiers mais surtout politiques sont incontournables pour améliorer la compétitivité. Haïti ne peut pas continuer de renoncer à la distance critique que demande toute politique articulée sur la réflexion. En tenant compte des injonctions du présent et du scepticisme généralisé, la société doit trouver une autre voie loin des sentiers battus. Haïti doit aller vers autre chose, vers une autre manière de produire et de vivre.
__________________
(1) John Rawls, Theory of Justice, Harvard University Press, Cambridge, Boston, 1971. L’ouvrage a été traduit en français sous le titre Théorie de la Justice et a paru aux Editions du Seuil en France en 1987. L’article de John Rawls « La justice comme équité », est le premier chapitre de l’ouvrage Théorie de la Justice.
(2) Banque Mondiale, Doing Business 2009, Washington, D.C., 2008.
(3) CEPAL, Haití : Evolución Económica durante 2007 y Perspectivas para 2008, México, Octubre 2008, p. 31.
(4) United States International Trade Commission, Textiles and Apparel: Effects of Special Rules for Haiti on Trade Markets and Industries, Washington, D.C. June 2008, p. 2-4.
(5) Piya Pangsapa, «The Piece Work System and “New Slaves” of the Apparel Industry », Case Studies of Labor and Labor Movements, Labor and Labor Movements Roundtables, 100th Annual Meeting of the American Sociological Association, “Comparative Perspectives, Competing Explanations,” Philadelphia, PA, August 14, 2005.
(6) “Sara Lee – How it deals with wage increase, but have bigger daily quota and wage-cheating increase, the U.S. in Haiti – How to Get Rich on 11 cents an Hour”, a report prepared for the National Labor Committee, January 1996. Voir aussi Julia Lutsky, “Haiti sweatshops: Your taxes at work”, People’s Weekly World, 23 march 1996.
(7) Rémy Montas, La Pauvreté en Haïti : Situation, Causes et Politiques de sortie, Commission Économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC), Mexico, 12 Août 2005, p. 5.
___________________
L'article ci-dessus est publié par AlterPresse
ici.
La version postée ci-dessus provient du professeur Adrien Bance