Par Thomas Lalime
Source: lenouvelliste, 31 août 2015
L’hypothèse d’une erreur dans la méthode de calcul du pourcentage de votes obtenus par les candidats aux élections sénatoriales du 9 août 2015 tend à se confirmer. Le Conseil électoral provisoire (CEP) a utilisé dans son calcul le rapport entre le nombre de voix valides obtenues par chaque candidat au Sénat et le nombre total de voix valides pour le département. Le problème vient du fait que dans ce calcul, le collège électoral n’a pas introduit le bon dénominateur.
Il considère un électeur qui vote correctement pour deux sénateurs comme deux voix valides. Ce qui a pour conséquence de gonfler anormalement le dénominateur dans le calcul du pourcentage de votes obtenu par chaque candidat au Sénat et de réduire du même coup le pourcentage de votes réalisé par ces candidats.
Au lieu d’utiliser le nombre total de voix valides pour le département, le CEP aurait dû utiliser le nombre total d’électeurs dont les votes sont valides ou, ce qui revient au même, le nombre de bulletins valides aux élections sénatoriales dans chaque département géographique. C’est ce qu’a démontré le Dr Pierre Montès dans son analyse en date du 24 août 2015 (1).
Ancien diplômé de la Faculté des sciences de l’Université d’État d’Haïti, détenteur d’un doctorat en géotechnique (Ph. D.) de l’Université de Montréal, le Dr Montès a été ministre de l’Éducation nationale en Haïti. Spécialiste en géostatistique appliquée à la variabilité spatiale des propriétés géotechniques des sols, il a enseigné les probabilités et la statistique à l’École Polytechnique de Montréal.
Pour lui, la méthode utilisée par le CEP est erronée et mérite d’être corrigée. Le principe, poursuit-il, est clair : 1 électeur votant au Sénat = 1 bulletin déposé dans l’urne «Sénateur». Ainsi, précise-t-il, pour calculer le pourcentage obtenu par chaque candidat, «il faut disposer du nombre d’électeurs qui ont effectivement déposé un bulletin de vote pour les sénateurs.» Cette donnée, poursuit-il, correspond au nombre de bulletins de votes valides pour l’élection au Sénat dans chaque département.
Dans son analyse, le Dr Montès a démontré qu’avec la méthode utilisée par le CEP, il est impossible pour un candidat d’obtenir la majorité absolue de 50 % +1 [*]. De plus, il a prouvé que la méthode qu’il propose dans son analyse est la méthode exacte qui fournit le pourcentage réel de votes des candidats aux élections sénatoriales du 9 août 2015.
L’ex-conseiller électoral Léopold Berlanger, qui cumule plus de 20 ans d’expérience dans l’observation électorale et l’arbitrage des élections en Haïti et à l’étranger, partage également cette thèse. M. Berlanger affirme :«Le CEP s’est trompé par le simple fait que la base d’évaluation du pourcentage obtenu par chaque candidat doit se baser sur le nombre de votants ayant des bulletins valides et non sur un calcul cumulé de votes valides.» Il propose au CEP « de retourner au Centre de tabulation pour avoir les chiffres sur le nombre de votants ayant un bulletin valide pour chaque candidat et chaque département et de baser son calcul sur ce chiffre pour évaluer le pourcentage d'un candidat.» (2)
Plusieurs statisticiens professionnels ont appuyé ce point de vue. Harry François, détenteur d’un baccalauréat en mathématiques (options statistique) de l’Université de Montréal et une maîtrise en démographie de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) à Montréal, fait partie du groupe. M. François travaille actuellement comme statisticien à Statistique Canada, un organisme de renommée mondiale en matière de statistique. Après avoir lu mon article intitulé « Y aurait-il double comptage des votes aux sénatoriales ?» (3), publié dans l’édition du Nouvelliste du 27 août 2015, il a soumis conjointement avec le Dr Michel-Ange Pantal un texte au journal pour expliquer leur position.
Détenteur d’un doctorat en économie de l’Université de Missouri à Columbia, statisticien de formation, le Dr Pantal a travaillé au Parlement canadien avant de revenir en Haïti comme expert après le tremblement de terre. Depuis, entre autres activités, il est professeur au Centre de Techniques, de Planification et d’Économie appliquée (CTPEA), la seule école supérieure du pays ayant un département de statistique.
L’expérience de mai 2000
Le problème du calcul du pourcentage pour les candidats au Sénat n'est pas nouveau. Dans son analyse statistique des résultats préliminaires des législatives du 9 août 2015, le statisticien Samuel Émieux Jean rappelle que pour les élections de mai 2000, le CEP d’alors avait tout simplement considéré le total des quatre (4) premiers candidats comme total de votes (ou le dénominateur) pour calculer le pourcentage de votes obtenus par chaque candidat. Et comme aujourd’hui, la méthode créait une forte polémique au sein de l’opposition politique.
Alors, pourquoi un tel problème, en apparence très simple, persiste encore ? Frantz Duval, rédacteur en chef du Nouvelliste, fournit une réponse pragmatique et réaliste : « Dans cette affaire, ce ne sont pas les statisticiens qui décideront; ce n'est pas non plus le raisonnement scientifique qui aura le plus de poids. C'est déjà une affaire politique. Que de la politique. Il y a deux acteurs majeurs: les hommes politiques (société civile incluse) et le béton.»
Mais aussi longtemps que la décision finale ne sera pas scientifique, le problème demeurera intact. On avait fait un choix politique en mai 2000 en se servant du béton, on en avait vu les conséquences politiques, économiques et sociales. Aujourd’hui, le problème refait surface de plus belle.
Évidemment, il faudra plus de scientifiques qui se battent pour faire luire la lumière de la vérité scientifique sur les débats politiques en Haïti. Il leur faut enlever la carapace de la neutralité du technicien, trop souvent utilisée pour protéger un poste ou un contrat. Il faut qu’ils participent davantage à ces débats. Pas pour prendre partie pour un groupe ou un clan politique mais plutôt pour donner le mot de la science.
Conceptuellement, la méthode de calcul du CEP pour les élections sénatoriales pose un problème majeur. Il divise le nombre de votes obtenus par un candidat par un total impossible à atteindre par ce candidat. Or, le pourcentage de votes mentionné dans la Constitution amendée et le décret électoral devrait faire le rapport entre la fraction de votes obtenus par un candidat et le total de votes qu’il était possible d’obtenir par ce candidat, ce que les statisticiens appellent l’univers des possibles. Celui-ci est caractérisé par l’ensemble des citoyens qui ont déposé un bulletin valide dans l’urne des sénateurs pour reprendre les propos du Dr Montès. Comme c’est le cas dans le calcul du pourcentage obtenu par les députés.
Ainsi, si tous ces citoyens avaient voté pour un même candidat au Sénat, le nombre de votes réalisés par ce candidat et le nombre de votes réalisables seraient identiques; et ce candidat aurait obtenu 100 % des votes. De même, si tous les citoyens avaient voté pour les mêmes deux sénateurs (Jacques et Pierre par exemple), chacun d’entre eux obtiendrait 100 % des votes. Et tous les autres candidats auraient réalisé 0 % des votes. La somme des pourcentages obtenus par l’ensemble des candidats donnerait 200 % qui est la borne supérieure pour les élections sénatoriales avec deux choix possibles par électeur.
Avec la méthode utilisée par le CEP, on divise le nombre de votes obtenus par un candidat par un total impossible à atteindre. En effet, on considère chaque bulletin valide où l’électeur a choisi deux sénateurs comme deux voix valides. En divisant par le nombre de voix valides, le CEP n’est plus dans le nombre de votes réalisables. C’est pourquoi le Dr Montès a conclu qu’il est impossible avec cette méthode pour un candidat d’obtenir la majorité absolue des votes.
Sur la somme des pourcentages
Avec le nombre d’électeurs au dénominateur, on vient de voir que la somme des pourcentages obtenus par chaque candidat au Sénat peut aller jusqu’à 200 % si chaque électeur choisit de voter pour deux sénateurs. Certains observateurs pensent, à tort, que cela pose un problème. Ils pensent que la somme des pourcentages doit nécessairement donner 100 %. Cela revient à dire que la somme des pourcentages de chacune des modalités d’une variable doit obligatoirement donner 100 %. Or, cela est vrai seulement dans le cas où les modalités de la variable en question sont mutuellement exhaustives et mutuellement exclusives.
Pour illustrer ces deux concepts, prenons le cas d’une variable qualitative où chaque réponse peut être classée dans une catégorie (modalité) particulière. Ces catégories sont mutuellement exclusives si toutes les réponses possibles doivent faire partie d'une seule catégorie, alors que des catégories mutuellement exhaustives signifient que celles-ci doivent tenir compte de toutes les réponses possibles.
Exemple : si l’on considère une variable comme la performance des candidats à la députation aux législatives du 9 août. On peut définir les modalités suivantes : excellent (élu au premier tour), très bon (qualifié pour le second tour en terminant premier), bon (qualifié pour le second tour en terminant deuxième), mauvais (éliminé au premier tour avec plus de 10 % des votes) et très mauvais (éliminé au premier tour avec moins de 10 % des votes, abandon et autre).
Chaque candidat à la députation sera classé dans une catégorie et une seule et toutes les catégories sont envisagées. La somme des pourcentages de toutes les catégories va donner 100 %. Mais si un candidat pouvait se retrouver dans deux catégories en même temps (si les catégories ne sont pas mutuellement exclusives), la somme des pourcentages ne donnera pas nécessairement 100 %.
Dans le cas des votes aux sénatoriales, la somme des pourcentages obtenus par chaque candidat ne donnera pas 100 % parce que chaque électeur avait deux choix possibles. Ce n’est nullement un problème. Au contraire, si cette somme donne 100 %, c’est une preuve additionnelle que la méthode de calcul du CEP n’est pas valide.
Il faut espérer que ce problème sera corrigé une fois pour toutes par ce CEP et dans les prochaines lois électorales.
(1) http://jfjpm-maths.blogspot.ca/2015/08/comment-convertir-en-pourcentage-le.html
(2) http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/149146/Y-aurait-il-double-comptage-des-votes-aux-senatoriales
(3) http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/149180/Senatoriales-le-CEP-sest-trompe-de-methode-de-calcul-selon-Leopold-Berlanger
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[*] NDCDP-Politique.- Dans une mise à jour de (1), il est précisé qu'il est difficile de gagner à la majorité absolue par la méthode de calcul du CEP. Dans une seconde analyse [**], il est indiqué l'ensemble des cas où il est possible pour un candidat de gagner au premier tour à la majorité absolue par la méthode de calcul du CEP.
[**] http://jfjpm-politique.blogspot.ca/2015/09/haiti-elections-senatoriales-du-9-aout.html
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