mardi 19 janvier 2010

"Haïti souffre d'une très grave absence de leadership", Michèle Pierre-Louis

Par Vincent Hugeux, publié le 19/01/2010 à 14:45 - mis à jour le 19/01/2010 à 16:39
Source: lexpress.fr

Premier ministre entre septembre 2008 et octobre 2009, Michèle Pierre-Louis fustige les carences de l'Etat haïtien. Au-delà de la mort et de la tragédie, le tremblement de terre pourrait-il constituer un électrochoc salutaire?

En quoi les carences de l'Etat haïtien amplifient-elles l'impact du séisme?

La faiblesse de l'Etat précède ce malheur. Pour avoir été chef du gouvernement juste après une série de cyclones, j'en sais quelque chose. Quand un pays est quasiment dépourvu d'institutions, il éprouve les pires difficultés à faire face à un désastre de cette ampleur. La volonté existe; pas les structures permettant d'y répondre de façon rigoureuse et responsable. En détruisant les lieux d'exercice du pouvoir – la présidence, le Parlement, les ministères – le tremblement de terre aura aggravé le phénomène.

Il est évident que l'on paie aussi cinquante ans de non-gestion ou de mauvaise gestion. La crise de la paysannerie a provoqué la prolifération des bidonvilles. On en recense 38 autour de Port-au-Prince. L'Etat étant le premier propriétaire terrien de ce pays, les gens squattent les plaines et colonisent les montagnes.

Quel est, au sommet de l'Etat, le manquement n°1?

L'absence de décision. Quand René Préval tourne en rond, se demande en réunion que faire, il faut que quelqu'un lui rappelle que le président, c'est lui. L'absence de leadership est très grave. Dans l'immédiat, nous pleurons nos morts, le plus dignement possible, mais il faut se ressaisir. Deux phases suivent ce genre de drame. On doit d'abord répondre aux besoins des survivants. Puis s'attaquer à la reconstruction. Laquelle exigera des moyens pharaoniques.

Une mise sous tutelle d'Haïti est-elle nécessaire? Si oui, sous quelle forme?

A l'image de mes compatriotes, je n'aime pas le mot tutelle. Mais soyons pragmatiques. Il faut qu'une entité assure une prise en charge. On ne pourra pas s'en sortir tout seuls. Le pays était déjà extrêmement dépendant. Quand nos trois piliers financiers, la Direction générale des impôts, le ministère des Finances et les Douanes sont par terre, cela signifie que 65 000 fonctionnaires ne recevront pas leur traitement et que deux sources majeures de recettes budgétaires disparaissent: le fisc et les taxes douanières sur l'essence importée, soit 18% de nos ressources.

Confier les rênes à l'ONU? Non. Sa mission ici, la Minustah, a été décapitée et n'est plus fonctionnelle. De plus, il y a 9000 soldats de la paix ici, dans un pays qui n'est pas en guerre; et on ne voit pas bien ce qu'ils ont apporté. On pourrait imaginer plutôt un consortium américano-canadien. Et si la France ou l'Union européenne veulent s'y mettre, très bien.

Au regard des blessures léguées par l'Histoire, comment les Haïtiens toléreront-ils le rôle moteur dévolu aux Etats-Unis?

Lorsque, en 1994, [le président en exil] Jean-Bertrand Aristide revient à Port-au-Prince dans le sillage de 25 000 marines, c'est très dur pour nous, Haïtiens. Les Américains qui viennent ici ne comprennent pas nécessairement le pays. Mais, dans le malheur qui nous frappe, il faut avant tout sauver des vies, puis reconstruire autrement. Vous trouverez toujours des groupes de la gauche haïtienne enclins à adopter une posture nationaliste.

Certaines blessures n'ont jamais vraiment cicatrisé. Notamment l'ostracisme des Etats-Unis envers nous au xixe siècle. On n'oublie pas que Washington n'a reconnu Haïti que soixante ans après son indépendance. Il y a eu ensuite l'occupation américaine du début du siècle dernier, puis le retour d'Aristide avec ces gens-là, lesquels ont ensuite évincé le même Aristide. Comme si nous n'étions pas capables de prendre notre destin en main. Mais peut-être, au fond, ne le sommes-nous pas...

La pire des choses serait pour les étrangers de débarquer avec leurs gros sabots et la certitude d'avoir tout compris parce qu'ils détiennent les moyens. S'il y a des Haïtiens qualifiés, compétents, il faut les consulter pour décider quoi faire, où et comment.

Craignez-vous, dans les secteurs de Cité-Soleil, Bel-Air ou Martissant, le retour en force des gangs démantelés en 2007?

Ça a déjà un peu commencé. Non que les bandes reviennent en tant que telles. Mais certains individus ont repris du service. Face à ce péril, la population se montrera très vigilante. Elle est prête à se défendre.

La classe politique haïtienne saura-t-elle cette fois se montrer à la hauteur des enjeux?

Pour elle aussi, il y a un avant-12 janvier et un après-12 janvier. On n'est plus dans les petites intrigues de pouvoir. Si l'on ne prend pas conscience qu'il est urgent de dépasser les mesquineries politiciennes, les ridicules histoires de clans et les querelles intestines stériles, c'est désespérant. A ce stade, il ne faut pas compter sur les partis, mais sur les individus. Voilà pourquoi j'essaie de réunir quelques-uns de mes anciens ministres. Voilà pourquoi nous faisons livrer ici des réserves d'eau, pour la filtrer et la distribuer dans les quartiers défavorisés.

Aujourd'hui exilé en Afrique du Sud, Jean-Bertrand Aristide peut-il tirer profit du désarroi créé par le séisme?

A la fin de l'année dernière, il a fait deux déclarations. Sous forme de parabole, Aristide invitait les gens à prendre la rue, pour riposter à la mise à l'écart de son parti, Lavalas, dans la perspective des élections prochaines. Eh bien, ça n'a pas marché. Même les membres de sa mouvance admettent que l'audience du leader s'est beaucoup affaiblie. Peut-il resurgir dans une telle situation? Dès lors qu'il joue sur le registre émotionnel et culturel, nul ne le sait. Mais je n'y crois pas.

Sénatoriales, législatives, locales, présidentielle: 2010 devait être une année électorale. Quand les Haïtiens pourront-ils voter?

Il serait absurde de prétendre tenir les scrutins aux échéances prévues. D'ailleurs, les gens nous le disent: pas question d'élections. Mais ils disent aussi que le pouvoir doit changer...

La tragédie du 12 janvier peut-elle administrer au pays un électrochoc salutaire?

Absolument. Je ne peux imaginer que c'est foutu. Au-delà de la mort et de la tragédie, il faut saisir cette opportunité.

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