Source: lematin.com, 11 août 2011
Par Claude Moïse
Clarens est parti. La nouvelle de son décès m’a surpris et consterné. Une collaboration professionnelle active de cinq ans, faite de respect mutuel et d’échanges affectueux marque une vie, la mienne, si longue soit-elle. Mais un segment de vie d’une grande densité, de 2004 à 2009, celui de l’aventure exaltante du Nouveau Matin où j’ai eu le privilège de m’engager à côté de gens de qualité. Clarens en était et pas des moindres.
Il est arrivé tranquillement au nouveau Matin, succédant à Gary Victor et transportant avec lui ses souvenirs, son savoir-faire, ses méthodes, sa pédagogie de rédacteur en chef acquis au Matin, l’ancien de la rue Américaine à Port-au-Prince. Sabine Manigat l’appelait le Père tranquille. Il était pourtant loin d’atteindre l’âge qui va généralement avec un tel profil. Au contact de l’homme, c’était cependant l’impression qu’il laissait tant il avait la posture, la démarche, le regard doux, parfois amusé, de celui qui a tant vu, tant entendu et compris tant de choses.
Il avait une écriture limpide, une plume alerte, fluide et incisive à la fois. Mais quand on lui demandait de commenter l’actualité, il souriait ; pas la peine d’insister. Quand il se résignait à produire un texte, il refusait de le signer. Souvent, trop souvent, il réécrivait celui des autres. Il avait plutôt la fibre de l’éditeur, pas l’âme de l’éditorialiste. Il ne pouvait pourtant pas se passer des chroniques, éditos et analyses de nos collaborateurs. Il fallait le sentir – on ne pouvait pas le voir – trépigner d’inquiétude à attendre la copie de Sabine, de Jacques Roche, de Kesner Pharel, de Lyonel Trouillot, de Patrice Dumont ou de Roody Edmé. À moi, il chuchotait : « Alors Claude, qu’est-ce que tu donnes aujourd’hui ? »
Son bureau était une école. Sans en avoir l’air, il a formé plusieurs jeunes. Il fallait les voir agglutinés autour de celui que tout le monde appelait affectueusement Le rédacteur. Ils attendaient ses instructions, ses ordres de mission, posaient des questions, prenaient des notes. Il leur apprenait, comme disaient nos grand-mères, à faufiler d’abord, coudre ensuite. Il les envoyait sur le terrain, suivait parfois leur itinéraire au téléphone et attendait leur retour pour un produit qui tarde à venir et dont il savait qu’il aurait fort à faire pour en venir à bout. Et là, il besognait, raturant, reformulant, polissant. Se déplaçant de temps en temps vers le bureau de Danice Joachim, le graphiste en chef, pour prendre de l’avance. Boucler l’édition demande du temps, et le temps lui faisait la guerre. Pour lui, il n’était pas question que le journal ne paraisse pas. Le circuit de la production à la diffusion était long et compliqué. Alors, beau temps, mauvais temps, insécurité ou non, il ne bougeait pas, travaillant tard dans la nuit, jusqu’à deux, trois heures du matin. Nicole Siméon, secrétaire de rédaction, le gourmandait ; je lui faisais remarquer qu’il ne pouvait pas continuer longtemps à combler toutes les défaillances. En tête-à-tête, il me détaillait toutes les difficultés; on se lamentait et lui de m’interpeller : « Sais-tu, Claude, qu’il y a des trous qu’on ne comble pas ? Alors on fait mieux de passer à côté. »
Je n’oublie pas que l’on avait relancé le quotidien à une période de grande ébullition nationale, où l’insécurité avait atteint une effroyable poussée de barbarie. Nous avons vécu au cours des années 2004 et 2005 les pires moments de criminalité : progression foudroyante du kidnapping, assassinats fréquents, histoires d’horreur répandues ici là. La panique gagnait Port-au- Prince. Clarens ne dérogeait pas. Quand en juillet 2005 Le Matin a été frappé de plein fouet par l’enlèvement et la séquestration de Jacques Roche, c’était à lui, Clarens, qu’on recourait pour mener les négociations avec les ravisseurs. Calme, rassurant au téléphone, il se voulait persuasif auprès de son interlocuteur anonyme. Et nous autour de lui, confiants, nous attendions le mot qui nous délivrerait de cette insupportable angoisse. Mais il ne disait pas plus que ce qu’il croyait pouvoir nous calmer. Jusqu’à ce jour fatidique du 14 juillet où s’est répandue la nouvelle de la découverte du cadavre de Jacques horriblement mutilé. Alors à l’immense cri de douleur et de rage s’élevant des locaux du journal, Clarens répondait par un silence stupéfait. Je l’ai vu prendre sa tête dans ses mains et se courber sur son bureau. Il souffrait. C’était son échec, notre échec. Il m’avouera plus tard nous avoir tu ce qui lui déchirait les entrailles : les suppliques et les cris d’épouvante de Jacques soumis à la torture. Nous avions plusieurs fois évoqué cette période. Je le trouvais triste, mais il l’était avec dignité. J’avais finalement appris à ne pas le « secouer », car, pour paraphraser l’écrivain et journaliste Henri Calet, je soupçonnais que son corps était rempli de larmes.
Il y avait beaucoup à apprendre du labeur opiniâtre de ce forgeron du Matin. Beaucoup à comprendre de cet homme des grands-fonds dont la pensée « prend racine dans le sol nu de la vie ». Ce collaborateur-là, je l’admirais ; cet homme-là, je l’aimais parmi tous ceux qui, dans notre pays naufragé, dans notre société à haute intensité d’aliénation, savent ce qu’il faut de courage pour garder espoir et d’espoir pour prendre courage. De la foi aussi, celle de Clarens qui n’était pas une certitude, mais un rêve qui permet de vivre d’espérance.
Montréal, 9 août 2011
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