Source:
radiokiskeya.com, 15 mai 2012
Haïti agonise, le pays est à bout de souffle, à bout de tout, selon l’ex-gouverneure générale du Canada. Il est plus que temps de redresser la barque. "La Nation n’est pas immortelle" prédit Mme Jean.
Radio Kiskeya
***
Ottawa, 14 mai 2012
Déclaration de la très honorable Michaëlle Jean devant l’impasse politique qui perdure en Haïti.
De notre entière responsabilité.
L’heure est grave. La Nation n’est pas immortelle, elle agonise. Le pays est à bout de souffle, à bout de tout. Le monde entier assiste, sans plus d’illusion, au spectacle désolant des impasses politiques haïtiennes qui se succèdent à coup de rivalités partisanes et stériles, d’inquisition sur des questions insensées comme celle de la double nationalité, alors qu’Haïti a besoin du concours de toutes ses filles et de tous ses fils, de les voir répondre à l’appel des aïeux, si souvent sublimé, mais si peu suivi, devenu lettres mortes : "l’union fait la force !" De l’union nous n’avons que faire, nous lui préférons la division et les affrontements sans fin. Tant et si bien, que nous n’avons pour force que celle d’enfoncer davantage notre terre et toute une population dans la précarité, l’abjecte pauvreté, la misère, le désarroi.
Il m’arrive, je l’avoue, d’avoir honte de cette pitoyable trahison de nos exploits et de nos conquêtes d’antan. Trahison de nos aspirations les plus nobles à la liberté, l’égalité et la fraternité. Trahison de nos rêves les plus grands de briser toutes les chaînes.
J’ai mal à mon cœur d’Haïtienne d’être interpellée par ceux, sourire en coin, qui tirent la ligne et ne voient plus en Haïti qu’un pays foutu, déliquescent, sans boussole, sans État, sans avenir, un tronc pourri, un monde de corruption et, certains n’hésitent pas à le dire, d’incapables.
J’assistais récemment à une table ronde où le verdict à propos d’Haïti était impitoyable, tant la situation bloquée des derniers mois est accablante. Voir des élus déterminés non pas à se retrousser les manches, mais à sacrifier l’intérêt de l’ensemble sur l’autel de l’obstruction systématique, sans retenue, sans foi ni loi, est insoutenable. L’exercice perdure et il est d’une cruelle irresponsabilité. Ce désordre assassine un pays et le plonge dans les ténèbres, dans une confusion telle que des esprits nostalgiques se prennent à regretter l’ordre des anciennes dictatures.
Le mouvement violent des plaques tectoniques n’est rien à côté. On aurait cru cette catastrophe, sans commune mesure, capable de rappeler à la raison et à la discipline.
On espérait un sursaut d’humanité, un pas décisif vers une éthique du partage. Chassez le naturel, il revient au galop. L’équipée est bien relancée dans la médiocrité. Car médiocres nous sommes si nous ne nous ressaisissons pas. Médiocres, si nous n’arrivons pas à réaliser l’unité nécessaire et à mettre de côté l’égoïsme et nos intérêts particuliers. Médiocres, si nous refusons le dialogue et le compromis historique salutaire au nom du bien commun, du pays à refonder, d’une Haïti nouvelle à créer.
Médiocres, si nous restons englués dans l’indifférence chronique et la fuite en avant qui nous caractérisent devant l’échec qui pourtant crève cruellement les yeux à chaque carrefour. Médiocres, dans notre manque d’audace, de courage et de cohérence. Médiocres, dans notre complaisance, notre contentement aveugle, et notre fatalisme alors qu’il faut de toute urgence, ensemble, redoubler d’efforts. Médiocres, face à la jeunesse en mal de modèles à suivre et d’opportunités, pour le présent comme pour l’avenir.
Pourtant, il pourrait en être autrement. Nous pourrions montrer ce dont nous sommes capables, cesser de renaître du désespoir, faire preuve de vision, créer de toute notre énergie, de tous nos cœurs et nos cerveaux volontaires, l’espoir. Encore faut-il que nous le voulions. La volonté collective nous fait défaut, elle n’est toujours pas au rendez-vous. Autrement, nous investirions tout pour un gouvernement au plus vite constitué ; un État viable ; des institutions fortes ; une fonction publique remembrée et compétente ; un accès universel à des services de santé sur tout le territoire ; des écoles et des programmes de qualité avec des maîtres formés ; une université d’État remise sur les rails avec un campus dans le Nord à démarrer et d’autres à construire dans chaque région du pays ; un système de justice accessible, efficace, indépendant et fiable ; une police nationale professionnelle capable de garantir la sécurité des lieux, des personnes et des frontières et de participer au développement ; des collectivités plus fortes qui participent de manière décentralisée à la croissance locale, régionale et nationale ; des organisations de la société civile incluses dans le mouvement de relève et impliquées dans la recherche de solutions aux problèmes affligeants ; une économie diversifiée pour un redressement de la production nationale et la création d’emplois, de leviers et de niches sur tout le territoire ; l’agriculture priorisée, la pêche et les métiers de la mer organisés ; l’entreprenariat facilité ; des lois, des règles, des codes édictés pour la sécurité publique et pour mettre fin au chaos général, à l’incurie dangereusement mortifère ; une politique énergétique et de reboisement innovatrice ; la propreté et la salubrité partout pour notre plus grande fierté, notre intégrité et notre sens de la dignité ; des citoyennes et des citoyens dont on reconnait les droits et libertés, mais qui sont aussi conscients de leurs devoirs.
Il y a exactement un an, un président démocratiquement élu passait la cocarde à un autre, légitimement choisi lui aussi par la voie des urnes. Le nouveau président de la République n’aura pas eu la partie facile pour former un gouvernement et le consolider, tant le terrain est miné. Que l’on comprenne qu’empêcher, retarder la formation d’un gouvernement est pur sabotage, irresponsable et suicidaire. Le temps est compté, chaque jour, chaque mois dans l’impasse est un coup de massue asséné à la nation. Le monde nous regarde non plus désolé, mais décontenancé face à un tel bourbier politique totalement déshonorant. Sans gouvernement, le pays, déjà au bord du précipice, ne se relèvera pas, tous les efforts seront engloutis.
Le pays c’est nous, chacune et chacun d’entre nous. Sa réussite dépend aussi de nous.
Je dis « nous », ne cherchant pas à m’extraire du destin de la terre qui m’a vue naître.
Il est de notre entière responsabilité de montrer ce que nous sommes vraiment capables d’accomplir.
Michaëlle Jean