L'invité d'honneur de Livres en Folie 2008 a bien voulu répondre à toutes nos questions...
Ce texte déjà publié est repris dans ce numéro du Nouvelliste pour rendre hommage à cette eminente personnalité haïtienne.»
Haïti: Frantz Duval: Racing ou Violette?
Marc Louis Bazin: Racing, Racing...
Mais mon équipe, véritablement, c'était Excelsior. Bon, elle a eu des fortunes diverses et en cours de route elle s'est effondrée, victime des haïtianneries. Il y avait de grands joueurs. Une grande équipe à l'époque. Quand l'Exelcior a sombré, je me suis rabattu sur le Racing et je dois dire que je ne m'en plains pas. C'est une équipe qui a beaucoup de prestance, beaucoup de caractère.
M.L.B : D'abord parce que j'étais très très ami avec Gérard Rouzier qui était le secrétaire général de l'équipe à l'époque. Il habitait mon quartier, le Bois-Verna, près du Sacré-Coeur. J'avais également un excellent ami qui était un grand patron à l'Excelsior, Fito Boucard. Et je dois dire que Gérard Rouzier m'avait pris en affection, j'étais très jeune et il m'avait offert d'écrire un article, mon premier article publié, pour le journal de l'équipe. J'avais donc des rapports étroits avec l'équipe. Il y avait un type étonnant qui s'appelait Dadadou. Dadadou jouait à l'aile droite et il était petit, tout petit. Il avait une tête très longue. On n'était jamais sûr s'il allait jouer parce qu'il était toujours malade. Enfin, la veille des matchs, il avait toujours un bobo quelque part.
« Mesye m pa konn si m ap jwe demen. Fòk nou ban m kòb pou m achte piki. M pa santi m byen... », disait-il. Et comme il était très fort sur son aile, tout le monde cotisait immédiatement pour réunir l'argent dont il avait besoin. Est-ce que c'était pour prendre vraiment une piqûre? Ou pour assurer son samedi soir et aller bambocher, on n'a jamais su. Mais, quand il avait reçu l'argent, il remettait toujours un très bon match. C'était un type étonnamment capricieux et difficile. C'est lui qui me donnait de grandes joies. A l'époque, j'avais 15 ou 16 ans. C'était peu avant que je ne parte en France étudier... Il y avait aussi un gardien original, le gardien de l'équipe. Il a été gardien de l'équipe nationale. Je ne sais pas comment, ils sont allés au Mexique. Ils se sont fait tabasser. Ils ont ramassé 11 buts à 0. Et ce gardien a raconté avec une ingénuité absolument désarmante: « Mesye, m pa konn sa Meksiken yo fè. Lè boul la ap vin sou ou, ou wè 5 boul. Ou pa kon kilès ki bon boul la. »
M.L.B : Moi, c'était le Jazz des jeunes. C'est tout un passé, le Jazz des jeunes. J'allais aux répétitions les voir jouer. Ils s'entraînaient quelque part à la rue des Fronts-Forts, et le chanteur à l'époque était aussi un personnage remarquable. Je suis très content qu'on essaye de reformer le Jazz des jeunes. Jean Jean Pierre a fait un travail remarquable. Il a reconstitué les partitions, il a trouvé des musiciens du Palais, il a reçu des subventions du gouvernement et il a donné une ou deux prestations publiques dont l'une a eu comme témoin et spectateur intéressé le président Préval lui-même. Comme tous les gens de cette époque-là, je suis très attaché au Jazz des jeunes.
F.D : Djakout ou T-Vice?
M.L.B : Je ne connais ni l'un ni l'autre. Ils sont venus bien longtemps après moi. J'entends les jeunes en parler avec excitation. Mais là, vraiment, je suis complètement dans le noir. Je ne sais pas qui est qui.
F.D : Thé ou café?
M.L.B : Je prends du café, mais avec le café, j'ai une histoire étrange. Pendant des années, j'ai pris du café, surtout quand j'étais en Afrique et à un certain moment j'ai eu des palpitations. Alors, j'ai abandonné. Je me suis contenté de très peu de breuvage fort, et puis, au fur et à mesure, je me suis rendu compte que mon organisme tolérait le café. J'ai recommencé à en prendre, il n'y a plus de palpitation, il n'y a plus eu d'énervement du tout. Mais, malgré tout, j'ai décidé à un certain moment de passer à du décaféiné parce que c'est le même goût, mais il y a moins de risque et je m'en porte très bien.
F.D : Avec ou sans sucre ?
M.L.B : Sans sucre. Il y a des années que je ne prends plus de sucre dans mon café. C'est quand même idiot, car je me rattrape sur les gâteaux. C'est vraiment un coup pour rien. Ceci dit, j'ai pris l'habitude d'apprécier le café sans sucre.
F.D : Rhum ou whisky ?
M.L.B : Je prends plutôt du whisky. Le rhum, je le prends sous forme de cocktail. Ma femme fait un cocktail étonnant avec du sucre, du citron et une espèce d'orangeade. C'est très bon avec du rhum. Mais, en dehors du cocktail que je bois à la maison, dans les réceptions, je prends ou un verre d'eau ou un whisky.
F.D : Premier diplôme obtenu?
M.L.B : C'est le baccalauréat évidemment. Les 2 bacs que j'ai passés au début des années 50. Et tout de suite après, je suis parti pour Paris où j'ai commencé par préparer une licence de droit à la faculté de Droit et des Sciences Economiques. Mon premier diplôme à la fac était en 55. En 56, j'ai eu le diplôme d'Etudes supérieures de doctorat de Droit d'Etat en Droit privé. Après quoi, j'ai décroché un diplôme d'Etudes supérieures de doctorat d'Etat en Histoire du droit. Après cela, je suis allé en Belgique. Quand j'ai quitté Paris où j'ai d'abord travaillé comme directeur d'un cabinet immobilier et comme professeur de Droit des affaires dans une école professionnelle, je suis allé en Belgique et je me suis inscrit comme attaché de recherche à l'Institut Solvay. Et là, j'ai fait pour Solvay un travail sur la négritude. Sujet d'actualité ces temps-ci avec la mort d'Aimé Césaire, et sujet que j'ai porté avec moi des années au point que quand j'ai quitté la Belgique et que j'ai commencé à travailler au Maroc, je donnais à l'Alliance israélite de Rabat des conférences sur la négritude. Autant dire que j'ai bien connu Césaire, Anta Diop, Léon Damas, tous ces gens qui étaient les prêtres de la négritude. La négritude au sens de la revendication du fait noir, à un moment où le fait noir était énormément contesté. Ces années-là, c'était les années de la lutte contre le colonialisme. C'était la lutte pour l'indépendances en Tunisie, au Maroc, en Algérie, au Vietnam, à Madagascar, et ,pour comprendre à quel point ce phénomène allait très loin, un jour j'ai déjeuné avec Bourguiba. Habid Bourguiba, à l'époque, était prisonnier à Montargis en France, et les étudiants tunisiens de Paris, Zmerli, Masmoudi organisaient un déjeuner. Une fois par mois. Bourguiba avait l'autorisation des autorités françaises de passer la journée de dimanche en dehors avec les étudiants tunisiens de la Cité Universitaire. En fait, il n'était pas en prison, mais en résidence surveillée. Et Bourguiba m'a dit quand on m'a présenté à lui: « Marc Bazin de Haïti »; il a proclamé : "Haïti, ah ! Toussaint Louverture. Mon cher ami, ce Toussaint Louverture, quel homme!" et tremblant d'émotion, Bourguiba toujours s'adressant à moi m'a dit: « Bazin, je vais vous faire une confidence, vous savez pourquoi je me suis lancé dans la lutte contre les Français en Tunisie? C'est parce qu'ils voulaient m'interdire d'enseigner le français aux petits Français du lycée. Si jamais ils m'avaient autorisé à enseigner le français aux Français, jamais je ne serais devenu un leader révolutionnaire. » La langue de la négritude était un instrument de combat, autant que son contenu.
F.D : Premier voyage ?
M.L.B : Je suis né voyageur. Je suis né à Saint-Marc. Mon père était commissaire du gouvernement et, bien entendu, comme c'est la tradition en Haïti, le gouvernement qui l'avait nommé est tombé et le gouvernement qui est venu après l'a révoqué. Et n'étant pas de St-Marc, mon père a décidé qu'on allait se replier sur nos terres. Une partie des enfants est partie à Gros-Morne avec ma mère et l'autre partie est partie avec mon père au Limbé. Parce que ma mère est de Gros-Morne et mon père du Limbé.
Aussi loin que mes souvenirs remontent, je me vois en train de voyager dans des camions surchargés de marchandes, de djanni, de banane, etc. J'ai toujours voyagé. Ma mère faisait un peu de commerce. Dans le commerce de ma mère, il y avait : achat de tissus chez Léon Saint-Rémy, chez Zuraik aux Gonaïves, chez les grands bourgeois de l'Artibonite, et revente de ces mêmes denrées, de ces mêmes tissus, sur les marchés de Gros-Morne où ma grand-mère était déjà installée. Ma mère pour se faire une place a dû voyager pour aller vers Chansolme, Rivière Mancel, toutes les petites localités au Sud de Port-de-Paix.
Eh bien! j'ai voyagé, comme on disait, sur la croupe du cheval ou de la mule de ma mère, tout jeune. On partait à 4 heures du matin, on allait vendre dans les marchés de Rivière Mancel et de Chansolme et on rentrait le soir à la maison. Ces voyages m'ont marqué. Le souvenir le plus émouvant que j'en garde, c'est quand on a failli être emporté par les eaux, parce que cette rivière Mancel, elle est traîtresse. On ne la voit pas venir. En un tour de main, hop les eaux montent et voilà le cheval qui est en train de dériver. On a eu très peur. Je me rappelle toujours ce voyage qui a failli nous coûter la vie à ma mère et à moi. On a fait aussi beaucoup de périples en province parce que la soeur de mon père était mariée à Charité Jean, le père de Père Sicot, qui est mon cousin, on allait souvent à Pilate. Gros-Morne-Pilate, c'est un entrelacs de montagnes et de cours d'eau. Evidemment, on allait aussi au Limbé voir mon père. Les voyages à l'intérieur du pays, j'en ai fait beaucoup étant très jeune. Mon premier voyage à l'étranger c'était directement pour aller en France. Après avoir passé les examens du bac, on a décidé que j'allais faire mes études à l'étranger. Donc je suis parti en France, j'y suis arrivé en 1952, en octobre 52. Une fois en France, j'ai parcouru l'Europe de bout en bout, la Belgique, la Hollande, l'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, l'Espagne, oh! que j'ai aimé l'Espagne), j'ai beaucoup voyagé. Plus tard, les Marocains avec lesquels je m'étais lié d'amitié à Paris m'ont fait chercher. Ils m'ont dit : « Il faut que tu viennes, on a l'indépendance. » Il faut dire qu'on s'était battu ensemble contre les étudiants de l'extrême-droite à Paris.
Une fois le Maroc indépendant, mes amis marocains m'ont écrit en me disant: « Viens! on a besoin de toi. » Comme à l'époque il n'était pas question de revenir en Haïti parce que c'était les jours les plus noirs de la dictature, j'ai commencé ma carrière professionnelle au Maroc où j'ai été d'abord conseiller technique à la Trésorerie Générale, ensuite agent judiciaire adjoint du Trésor, ensuite conseiller technique au cabinet du ministre des Finances. Et c'est là que j'ai fait la rencontre de la Banque Mondiale. D'autres voyages m'attendaient vers une carrière qui me conduisit de Washington à Paris, de Francfort à toute l'Afrique.
F.D : Premier texte publié ?
M.L.B : Mon premier papier, c'est cet article que j'ai écrit dans le journal de l'Excelsior. Et puis, par la suite, toutes mes conférences ont toujours eu un bout de publication dans un journal ou un autre. Mais ma première publication, c'est tout de même le programme du MIDH en 1987. C'est la première fois que j'ai apporté à une imprimerie un texte qui était de mon cru et qui disait les intentions que je me fixais pour la vie. C'est-à-dire une bataille pour la démocratie et le développement économique de mon pays. Evidemment, par la suite, beaucoup de livres ont suivi.
F.D : Premier flirt ?
M.L.B : Vous savez, j'ai été très longtemps célibataire. Je me suis marié très tard. Mon premier flirt, c'était une jeune fille qui n'habitait pas trop loin de chez moi. Alors je passais le matin, j'allais au coin l'attendre, parce que son frère aîné ne pouvait pas me sentir. Il estimait que c'était du désordre que je courtise sa soeur. Il ne fallait pas que je fréquente sa soeur. Elle et moi, on allait ensemble tous les matins à pied du Sacré-Coeur à la rue du Centre, elle était à Elie Dubois. Et je m'arrangeais pour aller la prendre également en fin de journée. C'était vraiment le grand amour, échange de poèmes, de cadeaux divers.
Mon voyage en France a tout gâché, il y a eu une espèce de cassure, je dois dire d'ailleurs que j'ai été pris à la gorge par l'Europe, j'ai été pris à la gorge par la France et c'était un tel choc. Moi, j'ai vécu toute ma jeunesse avec l'idée qu'Haïti est un grand pays, que nous étions les plus grands nègres du monde. Quand j'avais entre 12 et 15 ans, chaque fois qu'il y avait un noir important, il devait être Haïtien. Joe Louis était un Haïtien, Maria Anderson était Haïtienne, Sugar Ray Robinson était Haïtien. Tellement nous étions les grands nègres et notre pays un grand pays, tous les Noirs dans notre imaginaire étaient Haïtiens. On a mis les Blancs dehors, on a eu l'indépendance. Et alors quand j'ai mis les pieds pour la première fois à l'étranger, j'étais absolument renversé, je me suis dit mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? C'était un choc ! Mon premier flirt a été aussi victime de ce choc parce que j'étais dans un monde tellement différent que j'avais du mal à me rattacher au monde que j'avais laissé.
On a des amis communs qui ont essayé plus tard de faire la liaison, mais trop de temps s'était écoulé et surtout trop de choses. On n'a jamais pu faire la soudure. Mais c'était elle, Jeannine, mon premier flirt.
C'est avec elle que j'ai tout commencé.
F.D : Premières amours ?
M.L.B : Bon, je ne sais pas jusqu'où on peut aller dans les premières amours. C'est après que j'avais quitté Haïti que je suis vraiment entré dans le monde des échanges, que j'ai découvert les femmes.
Contrairement à beaucoup de mes amis haïtiens de l'époque en France, très vite j'ai découvert le mystère de l'éternel féminin. Donc je n'ai pas eu à papilloter, à sauter d'une fille à l'autre, pour chercher à savoir s'il y avait un secret quelque part. J'ai eu des amitiés solides tout au cours de ma vie. Elles n'étaient pas nécessairement de longue durée, mais elles avaient toujours du poids, des échanges toujours de bonne qualité.
Beaucoup de mes amis à l'époque, à Paris, accumulaient les filles parce que plus on en avait mieux ça valait, et plus on était macho. Moi, je n'étais pas dans cette logique-là, donc j'ai eu des relations d'échange très profondes avec un certain nombre de personnes. Comme je me suis marié très tard, bien sûr il y a eu beaucoup de rencontres. Mais ce n'était jamais la bagatelle.
F.D : Première scène de jalousie
M.L.B : C'était un soir, lors d'une fête de fin d'années. Cela devait être entre le 24 et le 31 décembre. Elle s'appelait Arlette Arnaud. Je m'en souviens très bien, car c'était vraiment la première fois que j'étais secoué. J'étais sorti sans elle et elle est arrivée à cette boîte de nuit qui était rue de Rennes, à Paris. Comme toujours, on fait un petit peu le dur et elle est allée s'asseoir toute seule. M'ignorant complètement, elle a dansé avec un type et ils sont partis. Ah ! c'était très dur, parce que je ne croyais pas qu'une chose pareille pouvait m'arriver à moi. Et pourtant, j'avais vécu la scène. Bon, finalement, le lendemain tout s'est calmé. On a rabiboché. Mais, sur le coup, je dois dire qu'elle m'a eu, parce que jamais je ne l'avais cru capable de faire cela, et ensuite c'était le cycle. J'étais devenu vulnérable et depuis jaloux comme tout le monde.
F.D : Première bagarre ?
M.L.B : Ah ! mes bagarres. La plus mémorable, c'était avec une bande de Hongrois. En 56 à Paris, les Hongrois ont débarqué après l'échec du Printemps de Prague, les Soviétiques sont entrés, ont installé leur gouvernement. Dubcek a perdu la bataille et tous les gens qui avaient été rameutés par Radio Free Europe, pour faire la révolution contre les Soviétiques, tous ces gens-là ont dû s'exiler. Alors ils ont débarqué à Paris et nous, en tant qu'étudiants, on s'était donné pour tâche de les caser. Il faut dire qu'à l'époque, j'étais président de l'Association de la Maison des provinces de France. Nous nous étions donné pour tâche d'accueillir les réfugiés hongrois, de leur trouver des matelas, des couvertures, de quoi se chausser, nous faisions donc des demandes à droite et à gauche, des pèlerinages chez les gens en disant: « Les Hongrois sont arrivés. Aidez-nous à les aider. »
Eh bien! ces Hongrois, une fois installés à Paris, « Wa pat kouzen yo » c'est-à-dire ils étaient en terrain conquis, c'était des gens très choyés, héros d'une révolution anticommuniste qui avait échoué. Tout le monde se sentait plus ou moins responsable de leur sort. Il y a eu bien vite à la Cité Universitaire de Paris un climat d'animosité, d'hostilité réciproque entre eux et la maison de la France d'outre-mer qui logeait à l'époque la plupart des Africains. Alors, très vite, il y a eu 2 bandes et, bien entendu, j'étais de la bande des Africains, on s'est rentré dedans avec les Hongrois régulièrement, pratiquement tous les dimanches. Bref, c'était toujours la bagarre, et elle a duré un certain temps. C'était un vieux conflit qu'on n'arrivait pas à résoudre.
F.D : Première altercation avec la police ou première contravention avec la police.
M.L.B : La police, c'était en Belgique et à Bruxelles, à l'époque il y avait un policier par quartier. A peine installé dans une maison, le policier passait vous voir en disant : «Monsieur, vous êtes là! Votre prénom, etc., j'espère qu'on va faire bon ménage. » Eh bien! la première épreuve, c'était où est-ce que vous laissez votre voiture, sur quel trottoir ? Parce qu'il y a un trottoir pour les jours pairs et un trottoir pour les jours impairs. Alors si vous vous trompez de jour et de trottoir, vous avez une contravention. Donc j'ai eu quelques contraventions. Mais il fallait faire très attention. Car cela peut vous amener très loin, les contraventions. Une autre fois, j'ai eu un problème avec une femme à qui j'avais donné mon linge à nettoyer. Non seulement elle n'avait pas nettoyé le linge, mais quand je lui disais qu'elle me fait perdre du temps, en me promettant le linge pour vendredi et... », elle me répondait: « Monsieur, si vous n'êtes pas content, j'appelle la police. » Je lui dis : « Eh bien, appelez la police ! » La police est arrivée. Elle a pris parti pour la bonne femme. Evidemment, le policier se rendait bien compte que j'avais raison, mais à l'époque, Lumumba, le Congo, c'était une atmosphère pourrie. J'ai compris qu'il n'y avait pas moyen d'avoir raison. Donc, j'ai abandonné. Voilà deux altercations avec la police. Je n'en ai pas eu beaucoup, Dieu merci.
F.D : Premier mariage ?
M.L.B : Je ne me suis marié qu'une seule fois. Une seule. C'était la bonne. Cela s'est passé en Haïti, quand je suis rentré de Washington. En 1980, en effet, j'avais pris un congé de la Banque Mondiale pour venir en Haïti fonder et diriger le Fonds de Développement Industriel (FDI). Très peu de temps après, je me suis retrouvé ministre des Finances et des Affaires Economiques. Je me suis marié en 1981. Après 27 ans, ma femme et moi, nous sommes toujours mariés. Je dois dire que cela se passe bien. Le mariage, c'est une affaire éminemment compliquée. C'est un acte de foi. Ce n'est jamais gagné d'avance. Moi, j'appelle cela un investissement, un investissement émotionnel, physique, psychologique, matériel. Quand on est marié, on n'est pas marié seulement avec sa femme, mais aussi avec la mère de sa femme, on est marié avec les amis de sa femme, cela crée non seulement des liens très étroits, mais cela crée aussi des poches de conflits, des poches de dissensions, donc quand je dis que c'est un investissement qu'il faut soigner, ce n'est pas seulement dans la maison, c'est aussi avec l'environnement, c'est avec tout ce qui accompagne le mariage. Et c'est là qu'il faut voir si on le réussit ou pas. Beaucoup d'Haïtiens qui échouent dans leur mariage, la plupart du temps, se sont mariés sans raison. Ils se sont mariés parce qu'il le fallait, c'est quelque chose à faire. « Ou paka rive laj sa a ou poko marye », cela, c'est la première chose. Il y a aussi beaucoup de gens qui se marient sans comprendre les implications profondes de cette affaire. Ce n'est pas une affaire ordinaire. Assumer une vie avec quelqu'un, c'est un engagement très sérieux. Beaucoup de gens loupent leur mariage parce que le sens profond de cette affaire, ils ne l'ont jamais ressenti, calculé comme il faut. Le troisième élément, c'est l'environnement, c'est une chose de dire que je veux un mariage réussi, l'autre chose, c'est l'environnement dans lequel vous vivez votre mariage. Les circonstances de la vie peuvent influer considérablement sur la réussite ou l'échec. Un mariage normal, vous êtes haïtien, vous épousez une haïtienne en Haïti, vous vivez dans votre pays. C'est bien. Mais quand un type est Haïtien et il épouse une Française ou une Allemande, qu'il vit en France ou en Allemagne, il a évidemment d'autres contraintes, d'autres défis à relever et je dois dire que beaucoup de mes amis qui ont fait ces choix-là, je les admire car je trouve qu'ils ont beaucoup de courage, compte tenu des difficultés qui sont inhérentes à l'aventure du mariage elle-même, indépendamment des différences de milieu, de race etc...
F.D : Première infidélité.
M.L.B : (Longue hésitation)... écoutez, très franchement, je crois qu'une fois en passant, on est en mission pour de longues périodes, étant éloigné de chez moi, je peux avoir eu une ou deux petites incartades. Ce ne sont pas des infidélités. Cela n'a jamais laissé de trace. Vous sortez un soir, vous êtes en mission, vous tombez sur des gens. Cela ne va jamais très loin. Cela ne va pas loin parce que comme je vous disais tout à l'heure, je n'aime pas la bagatelle pour elle-même. J'aime bien avoir des relations solides, qui ont un certain poids. Donc, l'éparpillement n'a jamais été mon fort. Mais, attention, dans cette matière-là, le plus important, ce n'est pas la petite sottise que l'on fait en passant. À mon avis, le plus dur, c'est la déloyauté. Quand on n'a pas le courage de refuser de faire une bêtise, il faut au moins avoir le courage de l'avouer.
F.D : Dans les légendes urbaines qui courent sur vous, vous auriez été acteur d'un film, c'est vrai ?
M.L.B : Oui, j'ai fait du cinéma, j'ai tourné un film avec Michèle Morgan et Jean Gabin comme acteurs principaux et, dans ce film, j'avais joué le rôle d'un pianiste. J'ai aussi fait du théâtre. Au théâtre, j'ai joué le rôle d'un pasteur. La pièce se déroulait dans le Sud des Etats-Unis et son titre c'était : « Si la foule nous voit ensemble ». Mon rôle consistait à dissuader un jeune noir d'épouser une jeune fille de race blanche qui était tombée amoureuse de lui, mais cette jeune fille blanche n'avait aucune idée de ce que c'était que d'être noir, car elle était aveugle de naissance. La pièce, mise en scène par Jean Mercure avec Sylvia Monfort comme actrice principale, au théâtre d'Elvire Popesco à Paris, a eu sa part de succès. Quant à Gabin, il m'avait pris en sympathie parce qu'il trouvait original qu'un étudiant essaye de gagner sa vie en faisant du cinéma.
F.D : Première grande folie ?
M.L.B : Quel genre ?
F.D : De n'importe quel genre.
M.L.B : Acheter une voiture alors que je n'avais pas les moyens. Il fallait payer après. Il fallait tirer la langue. Une belle MG. Une MG décapotable, cuir rouge. Très flamboyant. Je n'avais pas la moitié de l'argent, bon, finalement, j'ai dû en trouver. Mais c'était une folie.
F.D : Première bataille politique.
M.L.B : C'était la bataille contre le colonialisme. Vous savez, quand vous avez des amis qui sont très proches, qui vivent dans leur chair l'exil de leur roi, qui vivent les émeutes de Madagascar, les massacres qui s'en suivirent, avec eux, j'ai pris parti pour la bataille anticoloniale et ma première épreuve du feu, cela a été sur le vote d'une résolution sur l'Algérie. A l'époque, mon oncle, Joseph D. Charles était ministre des Affaires étrangères d'Haïti et mes amis, Marocains, Tunisiens, Vietnamiens, Malgaches, comptaient sur moi pour l'influencer, pour un vote contre la France, et cela a été quelque chose de vraiment difficile puisque les Haïtiens avaient leur choix. A l'époque, j'étais très jeune, je n'allais pas influencer le vote d'Haïti, je n'avais pas l'autorité pour cela. Mais c'était une bataille. Elle s'est poursuivie dans les escarmouches, elle s'est poursuivie longtemps après qu'un Frantz Fanon soit entré dans la bataille anticolonialiste avec son fameux livre ''Les damnés de la Terre''. On s'est tous reconnus dans Fanon. Alors moi, je vais vous dire que, contrairement à la majorité de mes amis de l'époque, je n'étais pas communiste, je n'ai jamais été communiste. Pour une raison tout à fait élémentaire. Eux ils étudiaient Marx, Lenine etc... moi je leur disais : « Je ne comprends pas cette doctrine qui s'imagine qu'un homme peut travailler pour autre chose que le profit. » Pour moi, c'était la première grande faiblesse du communisme. Par contre, si je n'étais pas un adepte du communisme, je me sentais très proche de Jean-Paul Sartre, de Camus, du Nouvel Observateur, de l'Express.
F.D : Première bataille politique en Haïti.
M.L.B : En Haïti, ministre des Finances de Jean-Claude Duvalier, j'ai eu à faire face à une coalition je dirais de droite. On les appelait les dinosaures, des gens qui étaient vraiment ancrés dans le régime, et qui ne toléraient pas la moindre déviation. Alors moi, je suis venu et j'ai dit: « Vous avez fait assez de bêtises comme ça. » J'étais ministre des Finances et je donnais des interviews à la télévision. J'allais à la radio et je dénonçais la malversation. D'où mon nom de Mr Clean de l'époque. Et j'ai heurté pas mal de sensibilités. Je marchais sur pas mal d'orteils, comme on dit. Et le gouvernement de l'époque avait mis en prison pratiquement tout le staff qui travaillait avec moi. Lesly Delatour est allé en prison, Hervé Denis est allé en prison, Guy Malary est allé en prison, Féfé Lamour est allé en prison. Toute l'équipe avec laquelle j'avais constitué un réseau à l'intérieur du ministère des Finances s'est retrouvée en prison. Et moi en exil.
Donc c'était ma première bataille politique. Quand je suis revenu d'exil à la chute de Jean-Claude Duvalier, alors là je suis entré dans le combat politique au jour le jour. J'ai fondé le Parti politique MIDH. J'ai eu une période exaltante dans laquelle il y avait de grandes joies, de grandes déceptions. Mais si vous voulez, c'est un combat dans lequel on s'engage, parce qu'on croit qu'il y a des choses à faire. Les hommes et les femmes de ma génération, on dirait qu'il y a une espèce de dictat, d'exigence profonde qui fait qu'ils doivent faire quelque chose pour Haïti. C'est le devoir, c'est pour cela que notre devise c'était: « Il ne faut pas se servir du pays pour faire de la politique, mais il faut faire de la politique pour servir le pays. » Et nous sommes engagés là-dedans.
C'est un combat avec des hauts et des bas, de bons et de mauvais moments, mais jusqu'à mon dernier souffle, je le poursuivrai.
F.D : La plus grande déception de votre vie ?
M.L.B : Les amis qui vous trahissent, c'est dans l'ordre des choses, mais on ne s'y habitue jamais.
F.D : Le plus grand défi de votre vie ?
M.L.B : Je suis un homme de défis. Chaque fois que je relève un défi, je suis un homme heureux. Mais le défi le plus difficile que j'ai relevé, c'est celui de la Banque mondiale. Dans le département où je travaillais, un Vietnamien s'occupait d'un dossier de télévision scolaire en Côte d'Ivoire. Soudain, il quitte la Banque pour retourner au Vietnam. Et moi je travaillais avec lui. Et très vite on m'a dit: « Puisque Liu n'est pas là, vous allez reprendre le dossier, et vous allez le présenter au Conseil d'Administration. » Or il n'y avait même pas trois mois que j'étais à la Banque. Je connaissais encore mal l'institution. Mon anglais n'était pas tout à fait au point.
Je ne sais pas si vous réalisez ce que cela veut dire, le Conseil d'Administration de la Banque mondiale. Plus de 100 administrateurs qui représentent autant de pays et au bout de la table il y a Bob Mc Namara qui est un type qui se flatte de faire n'importe quelle opération sur le dos de son enveloppe, qui est une machine à calculer comme on n'en a jamais vu. Et on me dit que j'allais présenter le projet au Conseil d'Administration. Le Conseil siège dans une salle très impressionnante, les drapeaux de tous les pays sont sur les murs, c'est une vaste salle et des administrateurs sont autour de la table. Mc Namara est au bout de piste. Je me réveille tôt, comme toujours d'ailleurs, ce matin-là. Je sors faire mon jogging et durant tout le temps du jogging je me posais une seule question: « Tu vas parler pour la première fois de ta vie devant le Conseil d'Administration de la Banque Mondiale. Tu es Haïtien, tu viens du Limbé. Est-ce que tu vas parler sans papier ou est-ce que tu vas parler avec papier ?» Alors j'ai relevé le plus grand défi que je m'étais donné. J'ai parlé sans papier. Parce que mon raisonnement était très simple. Je me suis dit : « Tu sais d'où tu viens, si tu arrives là et que tu colles, tu n'a qu'à retourner au Limbé, c'est que tu n'avais pas la carrure. Par contre, si tu passes, la suite est gagnée. » Quand j'ai terminé mon exposé, tout le monde est resté bouche bée. Il n'y a pas eu un mot. Et Mc Namara a dit : « Well gentlemen, can I take it that silence means acquiescence? Well, thank you, thank you very much. That was it. »
F.D : Marc Bazin, qu'est-ce qui fait de vous l'homme que vous êtes aujourd'hui ?
M.L.B : Ma mère, ma mère, ma mère.
Ma mère était une femme animée d'une grande ambition pour tous ses enfants. Et elle a pensé depuis le début que l'ambition commence à l'école. Elle disait souvent : « Ou konn sa wap fè pou mwen, ou pral vise dèyè ou sou chèz sa a, ou pap leve jiskaske ou pa ban m leson sa a clean. » Ma mère m'a appris ce qu'était que le devoir. Ma mère m'a inculqué le sens de l'effort, du mérite. Je me rappelle quand mon père était candidat au Sénat en 1946. J'étais moi-même tout à l'étonnement que mon père puisse devenir sénateur, nous vivions une époque extrêmement pénible. Lescot avait été président, il y avait des problèmes de couleur, il y avait toutes sortes de miasmes, la société charriait des miasmes qui pouvaient vraiment intoxiquer un enfant. Et j'ai dit à ma mère : « Ou kwè lepè ka senatè ? » Je n'y croyais pas moi-même. Et elle m'a dit : « O oh ! sa ou konprann ? papa w se yon nèg ki fò wi. » Et j'ai compris que, pour ma mère, la qualité première, c'était le savoir. Je peux vous dire qu'à cause d'elle, chaque fois que, dans la vie - vous savez on est étudiant à l'étranger et on est pris par toutes sortes de tentations -, il y a des évènements qui vous tombent sur la tête, je ne connais pas une seule mauvaise action à laquelle j'ai succombé chaque fois que je pensais à ma mère. Où que je fusse, quelles que fussent les circonstances, les tentations, il y a toujours une seconde où je pensais à ma mère et où je disais non : « sa a, ou paka fèl »
F.D : L'homme politique en vous, cela vient de votre père ?
M.L.B : C'est dans la famille. Nous sommes une famille politique.
Mon père, Louis Bazin, avocat, a été premier sénateur du Nord, président du Sénat, ministre de l'Agriculture et du Travail ; mon oncle Joseph D. Charles, ambassadeur d'Haïti à Washington puis ministre de l'Education Nationale; mes oncles du côté maternel Adelphin et Watson Telson, l'un après l'autre député de Gros-Morne ; Charité Jean, mon parrain, député de Pilate. Tout jeune, j'ai vécu dans des atmosphères d'élection. A la maison, défilaient sans arrêt des gens qui faisaient de la politique. Ma passion à moi, tout jeune, c'était la lecture, je lisais tous les livres de mon père : Poincaré, Painlevé, Léon Blum. J'assistais également, de manière assidue, à de nombreuses séances du Parlement où j'allais écouter les grands tribuns de l'époque, les Emile Saint-Lôt, Max Hudicourt, Castel Demesmin et bien d'autres.
La politique, je l'ai reçue pratiquement au berceau. Je n'ai pas eu à me forcer pour entrer dans la politique. Ce que j'ai découvert par contre, si la vocation m'était naturelle, la vision m'est venue avec le temps, car une chose c'est de vouloir faire de la politique, autre chose, c'est d'être habité par une grande idée, un grand dessein. Aussi longtemps qu'on n'a pas une vision globale de la direction dans laquelle on souhaiterait engager un pays, on est condamné à procéder au coup par coup et à tourner en rond.
F.D : Quels conseils donneriez-vous à un jeune ?
M.L.B : Travaillez, travaillez, travaillez! Je ne connais personne qui ait travaillé sans récolter, tôt ou tard, le fruit de ses efforts.
F.D : Comment expliquez-vous cette constance, vous croyez en vous-même, en vos chances d'être toujours l'homme du moment ?
M.L.B : J'ai une vision pour Haïti. C'est cela qui m'inspire et me donne la force de continuer. De plus, j'aime les défis, je n'ai jamais rencontré un défi que je n'aie eu envie de relever.