Sources: VINOUSH, Forum culturel, 27 janvier 2011
Par Ray Killick, 26 janvier 2011
RayHammertonKillick-conscience@yahoo.com
Haïti doit ériger un État de droit. Un tel projet nécessite un changement radical de mentalité que seul un leadership ayant de la volonté et de la très grande dextérité politiques sera capable de réaliser. Quand M. Duvalier a été chassé du pouvoir en 1986, il a laissé un vide politique que n'ont pu guère comblé les régimes militaires. Tout est lié. Et voilà pourquoi un orateur de carrefour arrive au pouvoir le 7 février 1991 avec la même mentalité politique duvaliériste mais avec un dessein de destruction systématique et de chambardement général qu'il poursuivra à son retour en 1994. Anarchiste, impatient et revanchard, Aristide ne pouvait pas concevoir l'État de droit et encore moins l'implémenter. De fait, il choisit sciemment un être qu'il juge inférieur à lui et manipulable par lui pour en faire un président de doublure. Préval ne pouvait pas non plus concevoir l'État de droit. Il n'y a jamais cru. Pour faire le point, je vais partir de l'existence d'un État de droit (exercice mental ou thought experiment).
La justice fonctionne dans l'État de droit, n'est-ce pas? Qui peut alors empêcher quiconque de traduire un autre en justice qui lui aurait causé des torts ? En d'autres termes, l'État de droit, c'est l'État "sine ira et studio" de Max Weber. Sans haine et sans passion, sans parti pris, il dispense ses services au public. (Notez bien que je dis public et non peuple puisque je parle de l'État de droit.) Dans ce même État, on a souvent le pardon présidentiel. Cependant, l'exercice d'une telle discrétion dans le but de favoriser la réconciliation nationale, par exemple, ne peut enlever le droit à aucun citoyen de rechercher une forme de réparation en justice. Pour illustrer, un futur président d'un État de droit peut absoudre Baby Doc, mais madame X ou monsieur Y peut toujours poursuivre celui-là en justice. On ne peut pas décourager ceux qui recherchent réparation. Le faire est injuste. Si un cas n'a aucun mérite, c'est à la justice, et non aux philosophes, de le décider.
En somme, il faut distinguer l'action publique de l'action civile en matière de droit pénal. L'ensemble des discussions en cyberespace concernant la poursuite en justice des anciens tortionnaires du peuple haïtien semble confondre les deux. La première est une action au nom de la société alors que la seconde est réparation recherchée par la victime d'un crime ou en son nom. Par exemple, madame Michèle Montas Dominique a le droit en tant que citoyenne haïtienne d'entamer des poursuites judiciaires contre JCD alors que le gouverenement haïtien poursuit sa comédie soit-disant au nom du public.
Une voie qui requiert l'existence d'une plus haute autorité au-dessus de la justice de l'État de droit pour décider de la validité d'un cas juridique est arbitraire. Toute décision qui n'émane pas du système judiciaire (rôle d'interpréter la loi) concernant un cas juridique est également arbitraire. Décider d'ores et déjà que cela ne vaut pas la peine de poursuivre Jean-Claude Duvalier en justice serait arbitraire et incompatible avec l'État de droit. Dire que c'est une perte de temps, c'est sous-estimer la nécessité pour Haïti de finalement mettre sur pied un système judiciaire compétent. Dire comme Odette Roy Fombrun que si on veut juger JCD, on doit juger tous les autres tortionnaires et criminels, n'est pas un principe de justice. C'est un principe qui relèverait plutôt du domaine de la morale. C'est comme si on disait : si vous voulez juger Michael Jackson pour un cas de pédophilie, il faut que vou jugiez tous les pédophiles. Plus haute autorité que la justice, telle a été justement l'attitude d'Aristide qui s'est cru investi du pouvoir de rendre justice au nom du peuple haïtien au lieu de porter la justice à se réformer pour devenir un véhicule qui puisse remettre la société en confiance ("L'État, c'est moi." dixit Aristide après Louis XIV). La réconciliation nationale passe par l'application de la justice.
Ce qui déchire le tissu social haïtien est justement l'absence de justice, l'impunité. Alors quand est-ce que cela finira si on ne commence pas par appliquer la loi ? Si on décourage ceux qui recherchent justice pour avoir été victimes des régimes Duvalier, militaires, Aristide et Préval, alors avec quel régime va-t-on commencer ? Nos futurs tortionnaires ne diront-ils pas : nous avons commis beaucoup moins de crimes politiques que les Duvalier et Aristide...? Après tout, si on veut empêcher qu'un citoyen poursuive JCD en justice, ne faudrait-il pas intervenir avec une loi pour ce faire ? Serait-ce alors une illustration de l'État de droit, ça ?
La justice du pè lebrin est de l'injustice. Le dechoukaj des macoutes en 1986 fut de l'injustice. Car dans tous ces cas, on n'avait pas entamé des procès qui auraient permis d'appliquer la sentence appropriée pour les crimes commis, et ceci cas par cas. Toutes les fois qu'on recourt en tant que société à de telles pratiques, on divise la société. Toutes les fois qu'on transforme les masses en tant qu'instrument de violence, on s'éloigne de l'État de droit.
Si "un musée de la torture" est un bon exercice de mémoire comme le suggère un internaute, il ne peut toutefois servir d'instrument de dissuasion criminelle. Transformer le Fort Dimanche en musée ne va point résoudre le déficit de justice qui fait qu'Haïti est un pays de hors-la-loi, de m'fè sa'm vlé, sa'm pi pito. On nous montre les atrocités nazies tout le temps à la Télé, mais cela n'empêche guère qu'on enregistre toujours des crimes crapuleux, des régimes "sanguinaires", etc.
Je peux vous garantir que c'est plutôt une justice qui fonctionne qui facilitera finalement la réconciliation nationale, car elle découragera les abus et les actes arbitraires et injustes. Le vrai remède est difficile; c'est l'État de droit. Le mettre sur pied est un effort colossal qui requiert le démantèlement de l'État de non-droit, l'État des privilèges éhontés, des fiefs et des grands seigneurs. Tout raisonnement qui recherche la justice en dehors du système judiciaire est faussée au départ; sa matérialisation ne peut qu'avorter. Il faut apprendre en tant que société à rendre justice "sine ira et studio". Aucune action civile contre JCD ou Aristide ne peut être supprimée. De fait, l'action civile est un test pour la réforme de la justice haïtienne. L'action publique sera un test crédible pour la justice quand elle sera menée par un gouvernement qui voudra réellement établir l'Éat de droit en Haïti. Alors la question de l'heure est à Manigat et Martelly : comment allez-vous pouvoir mettre sur pied cet État de droit ?